Le vase de Chicomecoatl – Episode 1 : Quand un thésard sèche sa soutenance

« Ceci est une prévention face aux accidents domestiques. » – Lisa, la MJ

Pologne, 1953. Le fascisme a été vaincu par les alliés : les Etats-Unis d’Amériques mais aussi… la grande et fière URSS ! L’empire de la kamaraderie, du communisme et de la puissante Armée Rouge ! Entre ces deux grands gagnants de la seconde guerre mondiale, la tension est à son comble. C’est à Varsovie, dans un climat de suspicion où la rébellion des peuples menace, où le KGB abat une répression plus sévère que jamais, où les dissidents partisans du capitalisme s’agitent, que notre histoire commence…

Joueurs :

  • Irina Poutine – Pierre
  • Alexei Yershov – Lucile
  • Sacha quelque chose – Dimitri
  • Sœur Béatrice – Tom
  • Natasha Grigoryev – Claire
  • Bartosz Kapuskov – Julien

NB : Il est par ailleurs à noter qu’en URSS, les normes de tutoiement et vouvoiement différaient des nôtres. Le vouvoiement était réservé au respect des aînés ou des représentants de la loi. Ne vous étonnez donc pas de l’usage inhabituel de l’un ou l’autre de ses emplois. Bonne lecture.

16h30, une foule de curieux aux allures d’érudits circulait dans la salle des thèses de l’université de Varsovie, coupes de champagne à la main, verres de vin pour d’autres. L’interdiction de l’alcool avait été exceptionnellement levée le temps de cette après-midi mondaine pour égayer le public de Tennessee Smith, un jeune doctorant américain, bon kamarade malgré sa nationalité douteuse, venu exposer ses travaux de thèse sur les civilisations antiques d’Amérique Latine. Le public s’était apprêté pour l’occasion, ce n’étaient donc que de respectables personnes aux atours soignés qui observaient avec intérêt les objets de collection incas, les manuscrits anciens, les antiquités mayas, les illustrations et les cartes présentés dans les vitrines, tous méticuleusement étiquetés par monsieur Smith afin de guider ses visiteurs, indiquant le lieu et la date de leur découverte associés à une petite note explicative. Le doyen de l’université se tenait très droit au milieu de la salle, visiblement très fier des travaux de son élève, serrant des mains et saluant des étudiants venus assister à la présentation.

On aurait pu croire que chacun était ici pour assouvir une soif de connaissances toute particulière sur les civilisations lointaines et anciennes, mais cela aurait été sans compter la présence d’un personnage tout à fait détonnant dans ce décor studieux : une femme, toute habillée de cuir, que certains auraient pu qualifier, dans un langage moins châtié, de « punk à chien » sillonnait la salle avec l’air profondément ennuyé de quelqu’un… n’ayons pas peur des mots, de quelqu’un qui se faisait profondément et hautement chier. Cette femme au visage bourru et sans harmonie marqué par un nez légèrement déformé qui avait dû être cassé plusieurs fois et encadré de cheveux raides d’un brun terne, s’appelait Irina Poutine. Et croyez-moi ce n’était vraiment, mais alors, vraiment pas le genre de demoiselle que vous auriez invitée à dîner aux chandelles. Irina était boxeuse de métier, et cela se ressentait assez visiblement dans sa carrure impressionnante, la circonférence de son tour de bras et la raideur de ses poings. Une simple poignée de main avec un tel colosse pouvait certainement vous valoir des phalanges douloureuses. Mais que faisait donc une boxeuse au milieu d’une exposition archéologique inca me direz-vous ? Et bien Irina y avait été invitée tout simplement. Par quel miracle ? Et bien il se trouve que monsieur Smith avait, au cours de ses recherches, parfois ressenti le besoin d’avoir à ses côté une personne pour le protéger et avait donc engagé Irina comme garde du corps à certaines occasions il y avait plusieurs mois de cela. La boxeuse, n’ayant rien d’autre à faire de son après-midi, avait décidé dans la matinée d’honorer l’invitation et c’est ce qu’elle regrettait à présent qu’elle découvrait à quel point il était ennuyeux d’admirer des vieilleries au milieu de gens guindés semblant très fiers de siroter leur piquette.

Mais laissons-là Irina à son désintérêt croissant et intéressons-nous aux deux autres personnages qui ne semblaient pas particulièrement conquis par l’exposition : il y avait là l’agent Sacha [TROUVER UN NOM] dans un uniforme de policier un peu passé, accompagné de l’agent Alexei Yershov portant celui du KGB. Les deux hommes marchaient d’un pas tranquille, ne prêtant qu’une attention superficielle aux babioles sous verre, préférant observer les personnes présentes en serrant quelques mains avec un sourire. Sacha arborait son habituelle expression un peu fatiguée que des années de services lui avaient conférée. Il ne semblait plus attendre grand-chose de la vie, posant sur les gens et les événements un regard désabusé. Alexei en revanche affichait un sourire fier, ses cheveux noirs soigneusement peignés en arrière, prenant visiblement plaisir à afficher son statut d’autorité sans pour autant s’exposer ostensiblement. Il ne comptait pas particulièrement attirer l’attention sur lui mais ne se cachait pas pour autant, échangeant simplement quelques mots polis avec ceux qui le saluaient, attendant paisiblement l’arrivée sans doute imminente de Tennessee Smith.

Sacha aperçut alors parmi les badauds, une dame ridée comme une pomme, un peu courbée et s’appuyant sur une canne qu’il s’empressa d’aller voir pour lui présenter ses hommages. Cette petite vieille aux airs grincheux, il la connaissait bien puisqu’elle le fournissait régulièrement en drogue de première qualité quand le poids de la vie lui semblait décidément trop lourd. Il s’agissait de Sœur Béatrice.

« Ma sœur bonjour ! Comment allez-vous ?

– Vous allez bien mon brave ? se dérida la religieuse en l’apercevant, quittant pour quelques secondes son air acariâtre. Elle sembla soudain enjouée de reconnaître un visage associé à son commerce frauduleux. On se fait moins chier maintenant que vous êtes arrivés ! Enfin quelqu’un avec qui je peux parler affaires !

– Nous… nous ne sommes pas obligés de parler affaires vous savez ? tempéra Sacha gêné en jetant quelques coups d’œil autour d’eux.

– Non, effectivement, nous ne sommes pas obligés ! concèda la petite vieille avec un demi-sourire, Ah bon sang ! Qu’est-ce que mon neveu a bien été foutre en Amérique Latine ! »

Sœur Béatrice semblait tout à fait agacée de devoir assister à la thèse insignifiante de son neveu. Il faut dire que cette femme de quatre-vingt cinq ans était loin de ces préoccupations historiques, elle qui marchandait régulièrement avec la police et le KGB pour leur revendre ses armes. Sous ses allures de bigote un peu grognon se cachait une véritable mafieuse, dissimulant dans sa soutane une flasque de vodka frelatée et dans le manche de sa canne quelques grammes d’une drogue assommante qu’elle revendait à prix d’or. La petite vieille était connue de tous pour ne pas avoir la langue dans sa poche, aboyant sur la jeunesse qu’elle considérait avec mépris, leur reprochant sans cesse leur manque de savoir vivre.

Quittons ce pauvre Sacha qui devait maintenant supporter Sœur Béatrice maugréant sur l’imbécilité de Tennessee, de ses morceaux de papiers absurdes et de ses poteries ridicules, pour nous intéresser à la jeune femme discrète qui regardait les vitrines avec l’œil de celle qui en connaît par cœur chaque pièce. Natasha Grigoryev était effectivement bien placée pour cela puisqu’elle avait travaillé avec monsieur Smith en tant que dessinatrice, réalisant pour lui des croquis, notamment de certaines reliques. Elle se tenait néanmoins à distance respectueuse d’Alexei et Sacha qu’elle ne connaissait que trop bien. En tant qu’artiste militante, ses agissements lui avaient déjà valu plus d’une démêlée judiciaire avec le régime dont les deux compères étaient les représentants locaux. Elle ne tenait donc pas particulièrement à ce qu’ils la remarquassent. Distraite, elle entendit le doyen de la faculté expliquer à un petit groupe d’invités :

« La thèse de Smith se focalise sur l’existence d’un ancien empire Toltek à la limite entre ceux des Incas et des Aztèques. C’est un sujet tout à fait passionnant voyez-vous ? Voilà des années que les historiens de tout bord s’affrontent en deux théories : les uns affirmant que ce soi-disant empire n’était qu’une zone limitrophe dans laquelle se mélangeait la culture des deux voisins, mêlant religions, rituels, traditions et peuplades, tandis que les autres préfèrent soutenir que ce royaume Toltek était une civilisation à part entière ! Un véritable défi archéologique !

– Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? rétorqua Irina au milieu des spectateurs faisant sursauter le doyen, surpris par tant de grossièreté. Ils sont morts ces gars-là de toute façon putain ! Oh les péteux… ! ‘feraient mieux de bosser pour le régime tiens ! »

Le groupe se dispersa prudemment en s’éloignant de la brute épaisse qui les avait interrompus tandis qu’Irina, soupirant, tentait de trouver un moyen de distraction plus attrayant. Cependant elle n’était plus la seule à s’impatienter. Smith semblait tarder à faire son entrée, le jury invité s’agitait, cherchant des yeux le doctorant peut-être miraculeusement apparu dans la foule. Les badauds les plus intéressés avaient terminé leur tour depuis de longues minutes déjà, et les moins investis attendaient, parfois avec humeur, depuis plus longtemps encore. Le doyen lui-même paraissait au bout de sa patience et affichait une expression inquiète. Revenant d’une conversation avec les jurés, il annonça finalement :

« Vous m’en voyez navré kamarades, mais monsieur Smith n’étant pas présent, vous me voyez dans l’obligation de reporter sa soutenance. Nous allons tâcher de le contacter, il peut être d’une distraction sans limite vous savez ? Peut-être s’est-il tout simplement trompé sur la date ? Qui qu’il en soit, je suis désolé, au nom de l’Université de Varsovie, de vous avoir fait déplacer. Merci d’avoir été là pour lui, nous vous informerons bien entendu de la date prochaine où Tennessee Smith s’exprimera sur ses travaux. Merci. »

Une vague de grognements et soupirs agacés parcourut la salle, puis les invités se dirigèrent doucement vers la sortie, certains ennuyés, d’autres franchement mécontents.

« Ce fut amusant ! » s’exclama Sacha qui trouvait que cet événement prêtait à rire plutôt qu’à ronchonner. Mais la petite vieille à qui il s’adressait n’a visiblement pas l’intention d’en rester là. Sœur Béatrice trottina de son petit pas rouillé vers les membres du jury et le doyen qui discutaient à voix basse, décidé à savoir ce qui avait pu empêcher son nigaud de neveu de venir à sa propre soutenance de thèse après des mois passés à bassiner tout le monde avec ses découvertes obscures. Elle n’était pas la seule à se poser des questions : ce revirement de situation intriguait Alexei qui s’approcha à son tour tandis qu’Irina, emmerdée de s’être déplacée pour des prunes attendait bien de savoir pourquoi tout ce cirque avait finalement été annulé.

« Que se passe-t-il avec le jeune homme ? demanda aimablement l’agent du KGB.

– Et bien nous cherchons à avoir des nouvelles. Cela fait une semaine que Smith est censé être revenu de Boulak, un petit village au Pérou où il devait récupérer quelques artéfacts dont il avait entendu parler pour les exposer ici. L’aéroport ne nous a pas appelés pour nous prévenir d’un éventuel accident, il a donc bien atterri et nous sommes allés déposer des papiers chez lui.

– Et vous l’avez recroisé depuis ? intervint Sœur Béatrice.

– Non. Nous pensions qu’il désirait se préparer pour la cérémonie d’aujourd’hui. Vous savez, il est plutôt d’un naturel renfermé quand il travaille. A une semaine de la soutenance, nous pensions qu’il n’avait que cela en tête. Je ne me suis pas inquiété outre mesure et nous n’avons pas cherché à en savoir davantage.

– Si je comprends bien, vous ne savez même pas s’il est bien rentré au pays ? releva la religieuse acerbe.

– Il est sans doute arrivé voyons ! se défendit le doyen désarçonné.

– Vous l’avez vu ? insista la vieille.

– Et… et bien… non, nous ne l’avons effectivement pas vu, concèda le vieil homme cherchant du soutien parmi ses confrères qui se tenaient prudemment cois devant cette mégère qui les agressait sans raison.

– Donc, il n’est pas forcément rentré ! conclut son interlocutrice, implacable.

– Je… Très bien, nous allons contacter sa famille et…

– Je suis là, coupa la vieille toujours aussi pincée.

– Ah. »

Il y eu un petit instant de pause durant laquelle les jurés fixèrent divers endroits de la salle d’exposition comme s’ils n’avaient finalement pas eu le temps de tout admirer. Le doyen retint un petit soupir résigné, condamné qu’il était à supporter la véhémence de la vieille dame. Il se racla un peu la gorge et reprit :

« Et… Vous avez des nouvelles ? demanda-t-il persuadé de subir les foudres de l’ancêtre.

– Evidemment que non ! Je ne suis que sa tante !

– D’accord… ce n’est pas lui qui vous a emmenée à sa soutenance.

– Non, il m’a invitée c’est tout.

– Et bien nous… nous allons essayer de contacter sa famille proche, tenta de conclure le doyen.

– Mais bouge-toi l’cul kamarade ! explosa Irina à bout de patience, Il est peut-être même mort ton Smith pendant qu’on y est ! Allez allez ! Est-ce que je reste là à branler des morceaux de cailloux moi ? ajouta-t-elle en faisant un grand geste vague vers les objets en vitrine. Non ! »

Le franc-parler un peu cru de la boxeuse figea les personnes qui l’avaient entendu, estomaquées. Natasha, qui s’apprêtait à partir, décida finalement de s’approcher du petit groupe médusé. L’un des jurés sortit de son mutisme pour bégayer :

« M-m-m-mais c’est un sc-c-c-candale !

– Je ne te permets pas ! s’insurgea le doyen, C’est une salle de thèse ici, pas un marché aux poissons ! Nous allons d’ailleurs la fermer. Nous pourrons continuer à discuter dehors si vous le permettez. »

Et alors que les jurés se levaient, entraînés par le vieil homme, poussant tout ce petit monde vers la sortie, Alexei s’adressa nonchalamment à Natasha qu’il avait vu écouter. Avec un petit sourire mesquin il s’enquit :

 « Et toi mademoiselle ? Tu es bien une des collaboratrices de Smith si j’en crois les petits écriteaux qui décrivent les croquis dans les vitrines ? Peut-être détiens-tu des informations sur ton employeur ? Une note qu’il t’aurait laissée par exemple ?

 – Non aucune, répondit la concernée mal à l’aise en détournant les yeux.

– Vraiment ? Aucune ? »

Sœur Béatrice, amusée par le petit manège de l’agent insistant et de l’artiste qui n’en menait pas large, ironisa :

« Et bien ! C’est le grand amour !

– Non, je regrette, je n’ai rien pour vous, garantit la jeune femme ignorant la remarque de la vieille. »

Alexei plissa les yeux, suspicieux. De toute évidence, il avait des doutes. Poussés par les jurés et le doyen qui n’avaient plus qu’une envie : fermer la salle et fuir Sœur Béatrice, ils sortirent finalement du bâtiment. Les universitaires ne s’attardèrent pas, refroidis par l’attitude de la vieille dame et ne semblant pas énormément inquiétés du sort de Tennessee Smith qui avait déjà eu pour habitude d’être singulièrement distrait quand il travaillait sur ses recherches. Ils adressèrent toutefois à sa tante un regard compatissant, celui qu’on accorde aux mamies-gâteaux, qui leur rendit un coup d’œil bien moins sympathique à l’image de celui que le doyen jeta à Irina avant de quitter définitivement les lieux.

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