Les Malheurs de Sophie (Scion) – Épisode 38: Veuillez garder votre calme

Kenning, n.m (plur. kenningar): figure de style propre à la poésie scandinave qui consiste à remplacer un mot par une périphrase à valeur métaphorique. La guerre est par exemple appelée « vacarme des épées » dans certaines parties du Skáldskaparmál. Les kenningar font souvent appel à des images mythologiques. Dans le Lokasenna, Loki est ainsi nommé « père du loup », en allusion à sa parenté avec Fenrir.

Le ciel commençait à terriblement s’éclaircir à l’est.

L’aube n’allait pas tarder à pointer, ce qui en temps normal pouvait signifier une bonne nouvelle mais ne faisait qu’augmenter la tension dans l’habitacle de la Mercedes en fuite. Mohamed sentait distraitement sa main s’ouvrir et se fermer à intervalles réguliers sur sa canne; un frottement régulier trahissait le tressautement nerveux de la jambe de Nathan sur le tapis de la Mercedes, et les doigts de Lyanna s’étaient crispés sur le cuir du volant.

Les murmures grésillants qui s’échappaient de l’autoradio en un coréen à peine audible se contentaient de répéter les mêmes instructions et informations en boucle: évacuer Séoul et ses environs, restez calmes et ne paniquez pas, coupure d’électricité, centrale instable, restez calmes, les autorités s’interrogent, restez calmes

Un violent flash de lumière bleue traversa les vitres teintées de la voiture, attirant le regard de Mohamed et faisant reculer Nathan dans son siège avec une grimace. “Ow. Lyanna, y’a un policier.

– Pour une fois que je vais pas au-dessus de la limite,” grinça-t-elle en une tentative d’humour bienvenue… mais échouée. “Il veut quoi?

– Aucune idée, mais il arrive vers nous.” Et effectivement, Mohamed pouvait voir dans le rétroviseur la large moto blanche slalomer au pas entre les véhicules arrêtés, gyrophares allumés mais sirène éteinte. “Genre, spécifiquement vers nous, répéta Nathan d’une voix plus inquiète.”

Mohamed échangea un regard avec sa collègue conductrice. “Je n’ai appelé personne pour nous aider.

– Moi non plus,” fit Lyanna. La tension dans l’habitacle monta d’un cran. “Tu penses qu’il sait qu’on est…?

– Nan, quand même pas,” tenta de rassurer Nathan. “C’est sans doute parce qu’on a pas une voiture du coin, c’est tout. De toute façon, s’il le savait, ça voudrait dire – “

Il s’interrompit, mais la même idée avait déjà fait son chemin dans les esprits de tout le monde. Soit ce policier se dirigeait vers la voiture qui sortait de l’ordinaire à Séoul – étrangère, carrosserie noire, vitres teintées – parce qu’il pensait que ses occupants, des touristes ou des travailleurs étrangers riches, auraient dû être évacués en priorité…

Soit il était le pion d’une force surnaturelle à la recherche de trois Scions parmi les plus agitateurs dont il avait reçu une description précise. Et un policier ne venant jamais seul, leur fuite risquait de devenir plus compliquée que prévue.

Les gyrophares de la moto s’éteignirent, plongeant à nouveau l’habitacle de la Mercedes dans une obscurité relative. Le policier descendit de son véhicule et se rapprocha pas à pas, lentement, inexorablement. Les mains de Lyanna se crispèrent sur le volant, et Mohamed l’enjoignit silencieusement de ne pas faire de vagues.

Les bruits de pas s’arrêtèrent près de la portière conducteur, et Lyanna, après un rapide échange de regards avec Mohamed, abaissa la vitre. Le policier se pencha légèrement, saluant les occupants d’un neutre “Madame, messieurs. Nous pensions avoir évacué tous les touristes.

– Nous travaillons à l’ambassade,” assura Mohamed en coréen, forçant aussi bien sur son accent anglais que sur son grand sourire bien plus sûr de lui qu’il ne l’était vraiment. Le policier n’y sembla pas très réceptif: ses yeux sombres semblaient bizarrement nerveux, et sur son guidon brillait le carré lumineux d’un téléphone allumé.

Les paroles que Dame Héra avait prononcées lors de leur rencontre lui revinrent en tête: Un texto suffit. Nous accueillons les avancées du monde moderne lorsqu’elles s’avèrent pratiques.

Mais avant que Mohamed ne puisse discuter (ou paniquer) plus avant, il entendit la vitre du côté de Nathan s’ouvrir avec un léger bruit de glissement. “Monsieur l’agent, bonsoir – mes excuses pour le laconisme de mon garde du corps, c’est plutôt moi qui tient la discussion la plupart du temps,” fit-il avec le petit rire poli d’un politicien expérimenté.

Le policier ne réagit pas plus qu’en déplaçant son attention vers le Grec. “Monsieur. Et vous êtes…?

– James Davis,” répondit-il avec assurance. “De l’équipe diplomatique grecque.

– …Grecque.

– Tout à fait. Nous avons pris un peu de retard en quittant l’ambassade, la fille d’un employé n’a pas pu partir avec son père. Nous faisons office de taxi jusqu’à l’aéroport, mais…” Il jeta un regard gris à la circulation à l’arrêt, revenant sur le visage du policier avec un air plus intéressé. “Pourriez-vous peut-être… idéalement nous ouvrir le chemin, ou à minima nous guider?”

À nouveau, le policier voulut regarder son téléphone, mais Nathan reprit aussitôt la parole pour tenter d’attirer son attention en totalité. “Nous aurions bien utilisé le réseau GPS ou mobile, mais il semblerait que nos téléphones ne captent plus, fit-il avec un grand sourire d’excuse.

– Oui, les infrastructures ont un peu souffert,” acquiesça le policier en détachant enfin son attention de son écran. il jeta un œil à la banquette arrière et son visage sembla se détendre lorsqu’il y remarqua Sophie, qui fit un petit signe de la main timide auquel il répondit. L’agent se redressa, croisant le regard de Nathan: “Laissez-moi vous ouvrir le chemin.

– C’est bien aimable à vous,” assura le Grec. “Lyanna, nous suivons l’agent.

– Bien, monsieur Davis,” fit-elle dans une imitation parfaite du chauffeur obséquieux. Le policier se redressa d’un air satisfait et Lyanna remonta la vitre teintée alors qu’il s’éloignait vers son véhicule. Son air professionnel fit immédiatement place à la confusion. “Nathan, tu fais quoi? On voulait pas le faire dégager à la base?

– Il avait son tél’ à la main.

– Et donc?

– Il était probablement mandaté ou au moins manipulé par Héra,” répondit Mohamed à la place de Nathan. “Nous pouvons peut-être l’occuper assez longtemps pour retarder le signalement de notre position à la déesse, mais… nous devrons nous arranger pour le perdre dès qu’il nous aura fait passer les plus gros bouchons.

– Avec plaisir.”

 ——————–

L’opportunité se présenta au bout d’une petite demi-heure.

Les gyrophares et la sirène occasionnelle de l’agent leur permirent de péniblement sortir de l’axe routier principal sur une bretelle qui les menait vers le sud-est, en direction de villes que Mohamed se souvenait vaguement avoir vues sur la carte. Ils quittèrent la sortie assez rapidement en faveur de routes de plus en plus étroites, fréquentées par des véhicules plus légers que les camionettes ou voitures familiales coincées dans les embouteillages de la rocade. Ils empruntèrent l’un des nombreux ponts surplombant le Han en crue, passant en silence loin au-dessus des berges industrialisées et des routes les plus basses déjà perdues sous la montée des eaux. Rares étaient les voitures qui traversaient le fleuve, mais plus rares encore celles qui risquaient de noyer leur moteur en longeant les berges: la circulation plus facile permit aux Scions de rapidement mettre de la distance entre eux et Goyang.

Ce ne fut qu’une fois le pont passé et la Mercedes à nouveau bien avancée dans les rues d’une autre agglomération, directement à l’est de Séoul mais nettement moins peuplée, que Mohamed donna le signal: “Lyanna, vas-y.”

L’Égyptienne tourna brusquement à gauche et s’engagea dans une série de routes larges mais quasi-désertes, abandonnant le motard qui leur ouvrait la route plus loin devant. Le moteur rugit alors que la voiture accélérait et prenait un nouveau virage précipité, déterminée à mettre autant de distance que possible entre eux et l’agent de police. Dans le lointain, Mohamed entendit distinctement la moto entamer un demi-tour en catastrophe sur l’avenue que les Scions venaient de quitter: il les avait pris en chasse.

Pendant de longues minutes, Lyanna les mena toujours plus profondément dans la ville déserte, prenant tournant après tournant dans des allées à peine assez larges pour laisser passer la large Mercedes. Les gyrophares bleus et rouges clignotaient désespérément à leur suite dans le rétroviseur et sur les murs blancs des immeubles résidentiels, mais peu à peu ils se firent de plus en plus distants. Et quand Lyanna arrêta la voiture et coupa le moteur après un virage particulièrement serré qui les amena dans une allée de garage, tous les passagers retinrent leur respiration, entendant la sirène du motard se rapprocher, son moteur ronfler plus fort… puis s’éloigner à nouveau avant de disparaître .

Un soupir de soulagement général parcourut l’habitacle. “En v’la un qui nous retrouvera pas de sitôt, sourit Lyanna.

– Bien joué,” approuva Nathan depuis la banquette arrière. Sophie applaudit même pendant quelques secondes, l’air de ne pas avoir tout bien suivi mais ravie de cette soudaine excitation.

Puis le Grec prit une brusque inspiration, et Mohamed le vit blanchir dans le rétroviseur. “On peut pas rester là.

– Oui bah donne-nous deux secondes –

– On n’a pas deux secondes, il faut qu’on parte vite.” L’urgence dans la voix étranglée du Grec fit se retourner Mohamed vers lui, alarmé. “Qu’y a-t-il?

– Je saurais pas expliquer, un genre de – de ping, de radar, c’pas important,” bégaya-t-il. Il tremblait violemment, des frissons qui ne semblaient pas nés du froid .“On nous observe, on nous cherche et c’est super puissant, je crois que c’est Héra. On n’a plus Elric et Héra nous cherche!”

Mohamed eut le temps de ressentir la satisfaction (coupable) d’avoir eu raison concernant la relique. Puis le moteur de la Mercedes rugit à nouveau alors que Lyanna reculait avec une brusquerie superflue de l’impasse, projetant ses collègues dans leurs sièges et faisant s’accrocher Sophie à la barre du plafond, les yeux écarquillés. “Doucement, s’il te plaît, Lyanna! fit Mohamed entre ses dents serrées.

– Tu veux te barrer de Séoul avant qu’Héra nous trouve ou pas?!

– En un seul morceau si c’est possible d’abuser!” couina Nathan, en sueur. “Tourne à droite, c’est vers la rocade–

– T’es fou, on va pas faire demi-tour!

– Lyanna, je vois Héra partout.” La terreur de Nathan trouva son écho en Mohamed lorsqu’il découvrit, visage après visage, que toutes les femmes qui marchaient sur le trottoir en sens inverse prenaient les traits altiers de la déesse la plus revancharde des Theoi. Toutes le foudroyaient d’un regard brun empli d’une fureur glaciale, leurs fronts ceints de la couronne dorée, leurs riches vêtements tous dans les tons de noir et de pourpre agressifs

Lyanna tourna dans une petite ruelle avec un virage un poil trop violent au goût de Mohamed. “C’est rien, Nathan, tenta-t-elle de le rassurer. Tu hallucines. C’est pas elle.”

Une vague de malaise envahit Mohamed, faisant monter une nausée violente – sans doute d’origine surnaturelle, se dit-il. “Ne reste pas dans les ruelles,” parvint-il à dire avant qu’un haut-le-cœur lui coupe la parole. “M-mieux vaut éviter d’être is-isolés – rejoint les bouchons, vite. Plus facile de s’y cacher.

– Je-j’suis d’accord, bégaya Lyanna. Je sais juste –” Elle s’interrompit brusquement, croisant le regard de Nathan dans le rétroviseur. “J’ai l’impression qu’on est piégés, admit-elle d’une petite voix. Y’a des bouchons partout, on circule pas –

– Oh skatá

– Du calme, Nathan.” Mohamed réussit à redevenir le parangon d’assurance qu’il était d’ordinaire, plantant son regard vairon dans les prunelles écarquillées de son collègue. “On va s’en sortir, tu m’entends? Tout se passera bien. Il nous suffit de rejoindre une zone à plus grande densité de population, cela semble ”

Lyanna heurta un nid-de-poule et le Scion d’Horus verdit, retournant précipitamment à sa place. “Désolée, grinça la conductrice.

– Fais attention avec notre véhicule, Lyanna, s’il te plaît.

– Je fais ce que je peux, tu m’excuseras de paniquer UN PEU quand on se fait poursuivre par fucking Héra!

Nathan eut un hoquet inconfortable au moment où Mohamed se courbait en deux sous la nausée – même Lyanna pâlit et frissonna. Tous les trois échangèrent un regard dans le rétroviseur. “Le nom.

– Les noms ont du pouvoir, comprit le Scion d’Horus. C’est bien sûr, nous devons arrêter de l’invoquer!

– Ça, et quelque chose me dit – Nathan?

– Weh?

– Bande-toi les yeux.” Le levier de vitesse émit un grincement de mauvaise augure lorsque Lyanna enclencha la troisième, accélérant dans la rue parallèle à l’avenue qu’ils venaient tout juste de quitter. “Si tu ne peux plus rien voir, tu ne verras plus la déesse, donc tu paniqueras plus. Et faites passer le message à Sophie. Enfin, non, elle comprendra pas, mais – essaye de la rassurer.

– Je crois qu’elle en a pas besoin, elle,” glapit le Grec. Un rapide coup d’œil à l’adolescente apprit à Mohamed qu’elle semblait… étonnamment calme. Certes, son regard inquiet papillonnait d’un Scion à l’autre, une main à demi tendue vers eux en une maigre tentative de les réconforter, l’autre enroulée autour du cylindre grisâtre qui était auparavant son frère; mais cette inquiétude naissait de l’incompréhension face à ce qui pouvait générer chez eux un tel malaise, et non d’une panique face à une furie divine.

Mohamed aida les mains tremblantes de Nathan à défaire sa cravate, puis retourna dans son siège – et combattit une nouvelle vague de nausée alors qu’il fermait les yeux aussi fort qu’il le pouvait. “Nous te faisons confiance, tu sembles… résister à cet effet.

– Ouais. Peut-être ma connexion à l’occultisme à l’œuvre?

– Ou alors t’as la tête trop vide pour que H – pour qu’elle te repère, fit Nathan avec un petit rire aigu.

– Fais pas trop le malin, mon bichon, il doit bien y avoir un bouton de siège éjectable dans cette bagnole.” Le rire qui s’éleva de la banquette arrière était, cette fois, plus naturel, et Mohamed s’autorisa un fantôme de sourire optimiste.

Puis un sifflement allant crescendo déchira l’air et s’acheva sur un bruit sourd d’impact – et de béton qui se fendait. La Mercedes fit une embardée sur le côté qui jeta Mohamed contre la portière et Sophie contre Nathan à en juger par leurs exclamations respectives. “LYANNA TU FAIS QUOI?? s’époumona le Grec.

– J’évite une saleté de panneau stop qu’elle nous balance à la gueule!” grinça la conductrice d’un air aussi tendu qu’incrédule. “Et elle y va pas de main-morte, le truc est planté dans le béton jusqu’à mi-hauteur!”

Jetant un œil dans le rétroviseur, Mohamed découvrit une silhouette humaine qui se redressait comme après un lancer réussi, ses longs vêtements tourbillonnants sous l’effet d’une bourrasque. Son estomac se retourna à nouveau. “Nous n’allons pas nous en sortir seuls. Nous avons besoin d’une aide extérieure.

– Tu penses à qui, Xi Wang Mu? hasarda Nathan. C’est la seule autre divinité qu’on a croisée ici à part Nyx, et on peut pas vraiment la contacter, elle!

– J’ai bien le numéro de l’accueil du Palladio, mais j’ignore –

– On n’a pas le choix d’essayer,” glapit la conductrice alors que les embouteillages forçaient la voiture à ralentir de nouveau. Mohamed sortit son téléphone de sa poche, y composant le numéro qu’il se souvenait avoir lu dans l’entrée de l’immeuble. La connexion se fit malgré la destruction partielle des infrastructures de la ville, trahissant le caractère non ordinaire de la ligne téléphonique.

Et Mohamed attendit.

Et attendit…

Jusqu’à ce qu’enfin, le clic d’un appareil qu’on décrochait. “Eh bien, mes chers Scions,” fit la voix amusée de la déesse chinoise. “Il semblerait que vous ayez des problèmes?”

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