Les Malheurs de Sophie (Scion) – Épisode 37: Évacuation temporaire

Prypiat, Pripiat ou Pripyat (en ukrainien Прип’ять, en russe Припять): ville fondée en 1970 en République socialiste soviétique d’Ukraine. Elle se trouve à 2,6 km de la centrale nucléaire de Tchernobyl et a été évacuée dans l’urgence 30 heures après la catastrophe nucléaire de 1986, soit le lendemain de l’explosion. La consigne a été donnée aux habitants de n’emporter que le strict minimum, les autorités ayant annoncé un retour sous trois jours. Tout en conservant le statut de ville, elle est désormais une ville fantôme, inhabitée.

Nathan était bien conscient d’être d’un naturel nerveux. Sa paranoïa naturelle, développée et entretenue par quelques années de missions toujours un minimum dangereuses, lui avaient permis de sauver sa peau plus d’une fois, donc la plupart du temps il ne s’en voulait pas trop (surtout quand on voyait qu’à l’opposé exact du spectre se trouvait des têtes brûlées qui ne réfléchissaient pas une seconde avant d’agir).

Le point négatif, c’était que lorsque quelque chose dérapait, même extrêmement mineur, il était plus prompt que la moyenne à éprouver une intense inquiétude que certaines collègues n’hésitaient pas à qualifier de ‘panique complètement infondée, Nathan, respire un coup’.

Sa panique là? complètement fondée. Le quelque chose qui avait dérapé? Pas du tout mineur.

Pour résumé: ils avaient rencontré une divinité qui avait deviné la raison de leur présence à Séoul; s’étaient faits piégés par un Scion du panthéon qu’ils cherchaient à éviter qui avait lui aussi compris ce qu’ils faisaient ici; avaient rencontré une Titanide, deux fois; s’étaient rendus à la centrale malgré les conseils de Dame Héra; libéré une créature extrêmement dangereuse qui avait pris l’apparence bien innocente d’une gamine éplorée avant d’être révélée comme Titanide en gestation; refusé de la livrer à l’envoyé de Dame Héra, le roi Ixion lui-même, avant de lui faire subir une mort atroce dont il n’allait pas tarder à raconter le moindre mot.

Et maintenant, ils se retrouvaient à fuir la colère à venir de la Reine de l’Olympe, la plus vindicative des Theoi, qui avait ruiné la vie et la mort de Héros et de Demi-Dieux infiniment plus importants, plus forts et plus respectés que lui.

Aucune pression.

Un bruit sourd et soudain juste à côté de lui lui fit faire un bond, cognant au passage son bras blessé contre la voiture (ow). Mohamed s’excusa à mi-voix d’un air distrait, soulevant la seconde valise – celle de Lyanna, visiblement – pour la déposer dans le coffre de sa Mercedes. “Tu m’as foutu une de ces frousses, marmonna Nathan. On a toutes les affaires?

– Il ne manque que ta valise, la cage de transport de Mia et les affaires de Sophie. J’ai pris la liberté de laisser s’envoler les paons que vous avez sauvé du parc d’attraction.

– Sophie a des affaires?

– Quelques vêtements que lui a prêtés Lyanna, oui.” Mohamed fit une pause. “Elric a demandé de tes nouvelles quand tu n’es pas descendu. Peut-être devrais-tu lui rendre visite avant que nous partions.”

Le message avait beau être implicite, Nathan le reçu cinq sur cinq. S’ils voulaient fuir la ville et la colère de l’Olympe, ils allaient peut-être devoir abandonner la Relique, prêtée par Dame Héra et donc probablement plus loyale à la déesse qu’à eux. Ça risquait d’être la dernière fois qu’il parlerait avec Elric.

Sans rien répondre, Nathan hocha la tête et cessa de s’appuyer contre la portière fermée de la Mercedes pour se diriger vers la trappe d’accès. Si les escaliers étaient toujours aussi froids et humides que dix jours plus tôt (seulement dix jours, nom d’un chien, qu’il s’en était passé des trucs…) et que la voiture de métro abandonnée n’avait pas bougé d’un poil, le tunnel résonnait maintenant de gémissements d’un parquet abîmé et de grognements de plomberie qui augmentaient en volume à mesure que le Grec se rapprochait de leur appartement-slash-Relique.

Et pour cause. Nathan grimaça dès son passage dans l’entrée: le trou dans le plafond d’Elric gouttait de l’huile comme une vraie blessure, les planches tordues et brisées lui donnant un côté pas propre et douloureux. Sophie, plantée juste en-dessous, regardait son œuvre d’un air horrifié et innocent, comme si elle la découvrait pour la première fois. Ce que, franchement, personne ne ferait avaler à Nathan, okay, elle ne pouvait pas en plus avoir été possédée par son propre pouvoir, elle cumulait un peu niveau martyr.

“Ça va, Elric? hasarda-t-il en direction du plafond. Besoin de quelque chose?

– Je me remettrai, monsieur,” répondit la voix de la Relique. S’il avait été une vraie personne, Nathan l’aurait bien vu se tenant stoïquement l’épaule, ou le flanc, ou le bras, un peu comme lui l’était en ce moment-là. “Et vous-même? Monsieur Nathan –

– Nah, ça va aller,” dit-il avec un sourire tendu. “C’est pas pire que toi.

– Permettez-moi de m’inquiéter malgré tout.”

Lyanna sortit de sa chambre avec la cage de transport de Mia à la main. “Tu devrais avoir le temps de te reposer, Elric, on part très bientôt.” La chasseuse d’Aztèques hésita, son regard glissant sur la main gantée de Nathan. “J’peux te porter ta valise si tu veux.

– C’est pas courant que tu sois plus chevaleresque que moi,” fit-il sur le ton de la blague, tout en hochant la tête avec gratitude. Son bras le lançait depuis qu’ils avaient quitté la centrale une heure plus tôt mais la sensation diminuait peu à peu, comme s’il ressentait la douleur à travers une mousse isolante, et les regards de Sophie ne présageaient rien de bon. “Laisse-moi cinq minutes et tu pourras l’embarquer. J’peux prendre ton chat en échange.”

(Ce qui fut une grossière erreur quand la Mia n’arrêta pas de protester tout le trajet et même une fois qu’elle fut posée sur la banquette arrière. Quelle sale bête.)

Un tout petit sac de sport rejoignit la caisse de transport, clairement une possession de Lyanna mais tout aussi clairement prêté à Sophie et renfermant ses maigres affaires. Nathan ne put s’empêcher de se dire qu’en comparaison avec leurs valises respectives, il faisait un peu ridicule. En même temps, se rappela-t-il sans la moindre trace de culpabilité, okay, elle n’avait pas grand-chose à elle.

À peine s’était-il installé sur la banquette qu’un concert de grincements, craquements, claquements et crissements résonnèrent depuis le tunnel désaffecté. Le vacarme fit place à des bruits de pas rapides, puis au crissement de la bouche d’égout qui glissait en place avec un claquement de métal final. Lyanna, le visage fermé et Elric en version compacte à la main, fit le tour de la Mercedes et déposa la Relique à côté des plus lourdes valises. “Comfortable, Elric?

– Très, je vous remercie,” fit la voix étouffée mais toujours aussi raffinée de la Relique. Sophie fit un petit bruit excité comme une gamine dix ans plus jeune qu’elle, puis une moue un peu déçue lorsque Lyanna claqua le coffre fermé. “Alors en voiture Simone!

– Au vu de la place dont nous disposons, il vaut mieux que Nathan monte à l’arrière. Sophie, monte aussi, ajouta-t-il en français. Lyanna, mets-toi au volant.

Hein?! s’exclamèrent de concert les deux Scions, Lyanna continuant ses protestations avec “Mohamed, c’est ta voiture!

– Et tu es la meilleure conductrice ici. Si nous devons nous faufiler dans les bouchons, ou pire, fuir, nous avons plus de chances avec toi.” La large main qui ouvrit la porte côté passager mettait clairement fin à la conversation, mais l’Égyptienne hésitait encore. “Moi mon véhicule de choix c’est la moto hein…

– Allez, fais pas ta fine bouche,” fit Nathan avec une bonne tape sur l’épaule. “Conduis juste pas comme une sagouine et on devrait s’en sortir.” Bien entendu, sa remarque au demeurant très pertinente fut accueillie par un regard un peu réprobateur (Mohamed) et un grommellement bas (Lyanna), mais la fille de Bastet finit par se décider. Ouvrant la portière d’un geste vigoureux, elle s’engouffra à la place conducteur, attendant que tout le monde soit correctement installé avant de mettre le contact. “Bon, je vais faire ce que je peux, mais encore une fois –

– Lyanna, roule!” pressa Mohamed. Le moteur rugit et la voiture bondit en avant, laissant dans le rétroviseur le chantier inachevé derrière les palissades taguées et la plaque d’égout à peine visible sur la chaussée.

Ca aurait presque pu arracher une larme à Nathan, s’il ne gardait de cette planque le souvenir d’un endroit irrémédiablement humide et, franchement, très en dessous de ses standards habituels.

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Rendons à César ce qui est à César (même si ça lui fait mal au cœur de dire ça), Nathan devait bien admettre que Lyanna avait su les amener relativement loin dans les bouchons avant de se retrouver irrémédiablement coincée. Elle était même passée deux-trois fois sur le trottoir, en tout cas jusqu’à progresser aux niveau des artères, mais force était de constater que visiblement, la totalité de la population de Séoul avait décidé de sortir malgré l’heure super matinale.

Nathan et Sophie contemplaient depuis la banquette arrière l’agitation du monde extérieur, la jeune Titanide complètement fascinée par les mouvements de foule et le Grec franchement inquiet. Des familles à pied se hâtaient à travers les rues, traînant derrière elles des valises trop pleines; de rares vélos avec remorques se faufilaient entre les voitures qui commençaient à s’aligner sur plusieurs centaines de mètres. Les bus, eux aussi, étaient à l’arrêt complet, et des klaxons énervés se multipliaient, commençaient à traverser les vitres teintées de la voiture de Mohamed.

“Regarde-moi tous ces gens,” murmura Lyanna. “Qu’est-ce qu’ils font, à ton avis?

– Ils quittent la ville, comme nous.” La réponse était facile, immédiate. “J’imagine que la panne de la centrale à Séoul a fait peur à tout le monde qui connaît Tchernobyl, et que la mairie a demandé l’évacuation.”

Mohamed secoua la tête, avant de désigner d’une large main brune les lampadaires sur le bord de la route. Ils étaient tous éteints, comprit Nathan brusquement, alors même que l’Égyptien expliquait: “L’éclairage public a cessé de fonctionner. Je suppose que les générateurs de secours n’ont pas redémarré depuis notre départ.

– Tu veux dire que toute la ville est privée de courant?!

– Au moins le quartier de Goyang, oui.”

Lyanna se renfonça dans son siège, l’air de subitement réaliser l’énormité de la situation. Ouais, pensa le Grec, agacé par la naïveté de sa camarade. La prochaine fois faudra réfléchir avant d’agir.

Le silence emplit l’habitacle, à peine brisé par les bruits de circulation alentour – enfin, si on pouvait qualifier la quasi-totale immobilité des véhicules de ‘circulation’. Tous se traînaient à la vitesse d’un escargot sous les ombres menaçantes des immeubles du centre-ville où aucune lumière de bureau ne brillait, devant les bâtiments publics à peine éclairés par des lumières d’urgence, les feux de circulation en majorité inutiles, la station ferroviaire d’où partaient encore quelques cars et bus –

“Arrête-toi, Lyanna,” fit la voix basse de Mohamed, et la voiture pila assez brusquement pour projeter Sophie et Nathan vers l’avant. La jeune future Titanide fit la moue; le Scion Grec fut un peu moins délicat. “Mais qu’est-ce que tu fous – 

– Moins fort.” Le regard vairon alla d’un Scion à un autre, écarquillé par une subite réalisation. “Si nous sommes suivis, nous ne devons prendre que le strict nécessaire, que nos affaires personnelles.” Il inclina la tête, l’air intense, comme si Nathan était censé comprendre –

“El – la Relique,” fit brusquement Lyanna. “Tu proposes qu’on – ?”

Nathan mit une seconde de plus. On va pas buter notre appartement, ça va pas?!

– Non, bien sûr,” répondit le Scion d’Horus avec un geste du bras. “Mais nous ne pouvons pas le garder avec nous. Si Dame Héra l’utilise pour nous retrouver…

– Tu suggères quoi, du coup?

– Un bus.” Nathan et Mohamed regardèrent Lyanna, dont le regard était rivé sur les véhicules en mouvement depuis et vers la station. “Tu y as pensé parce qu’on passait juste à côté, pas vrai, dit-elle lentement. Tu proposes qu’on le mette dans un coffre à bagages.” Ses mains se refermèrent sur le volant. “Tu veux qu’on l’abandonne sans aucune présence mythique à proximité.

Le Grec fixa l’Égyptien d’un regard sévère. “Mohamed, c’est cruel et dangereux.

– Je sais.

– Il nous en voudra à vie.

– Je sais.” Son soupir sembla le vieillir de vingt ans. “Je n’ai pas d’autre solution. S’il apprend ce que nous avons fait à Héra, il risque de la contacter; si Héra l’utilise pour nous retrouver sa présence nous met en danger.

– Et si c’est pas le cas? S’il n’est qu’une relique destinée à servir et pas à espionner?

– Je ne peux pas prendre le risque. Ni pour vous, ni pour Sophie.” Il releva la tête d’un air décidé. “Nous avons promis dans cette centrale de la protéger malgré ce que cela pouvait impliquer. Nous ne pouvons plus reculer maintenant, et cela implique des sacrifices, nous le savions.

– Techniquement si, on peut toujours,” grogna Nathan, mais le cœur n’y était pas. Les grands yeux bleus de la gamine qui papillonnaient d’un Scion à l’autre exprimaient trop de confiance, trop d’espoir et même le début d’une certaine affection à laquelle il n’était pas vraiment habitué de la part de mortelles-slash-titanides.

Il ouvrit sa portière sans mot dire, entendant Mohamed l’imiter alors qu’il se dirigeait vers le coffre. Le cliquetis de l’ouverture automatique résonna (merci Lyanna) et, à deux, ils soulevèrent la porte, la grande main de Mohamed se refermant sur la poignée d’Elric. La voix polie de la relique s’éleva: “Sommes-nous arrivés?

– Pas encore non,” répondit Nathan aussi doucement qu’il le pouvait. En quelques pas, les deux Scions avaient rejoint l’un des gros cars en stationnement, son moteur ronronnant et sa soute ouverte indiquant qu’il n’allait pas tarder à partir. “Il faut juste qu’on fasse un petit détour.”

La valise toucha le sol avec un bruit sourd, mais Nathan avait bien vu la délicatesse avec laquelle son collègue avait déposé Elric, entre un sac de voyage familial et une grosse valise rouge bombée. L’Egyptien échangea un regard avec lui, avant de s’adresser à la relique ) voix basse: “Nous revenons bientôt, Elric.

– Bien sûr monsieur. Je vous attends.” Rien dans la voix de la Relique ne trahissait son doute. Le conducteur du car arriva à grands pas, jeta un regard perplexe aux deux hommes près de son véhicule, puis commença à charger les bagages sans broncher.

Nathan se retourna, la mort dans l’âme, et suivit Mohamed jusqu’à leur Mercedes. Il claqua sa portière avec assez de force pour presque masquer le bruit des valises qui s’empilaient dans la soute du car. Lyanna redémarra la voiture et ils reprirent leur route, sans commentaire, sans remarque, sans une parole, partageant tous le même sentiment d’avoir abandonné – ou perdu – leur chez-soi pour de bon.

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